Charly part. Comment conjurez-vous la peine ? Mon esprit divague et s’arrête à un souvenir, qui dit tout et que je voudrais partager : notre première rencontre. Un quart de siècle, un peu plus, ce jour lointain où, sans trop de cérémonies, le boss du SNRT se fit annoncer au Cabinet.
Ça sonnait bien, Charly Kmiotek, entre le Charlie Watts des sixties et le Harvey Keitel des seventies. Mais j’imaginai que ça venait de plus loin. Peut-être né dans les forties, son prénom se devinait hommage au grand Charles. Pourquoi l’atténuer par un y ? Moins compromettant pour un syndicaliste ? Et ces durs K du nom de famille à consonance slave … recevrions-nous le fils d’un mineur polonais ?
Ridicules conjectures : dès qu’il parait, cet homme anéantit toute velléité de rangement dans des cases convenues. Pompier, PTA FR3, cégétiste, permanent syndical… Tous classements qu’on peut empiler mais qui échouent à le circonscrire. Mais comment le décrire plus justement ?
L’homme qui nous est apparu ce jour-là, massif, solide, ouvert, serein, portait barbe noire. Vêtu avec une certaine recherche mais sans la moindre coquetterie ni ostentation. C’était là déjà un signe puissant : affirmer face aux adversaires la dignité de tous ceux qu’il représentait. Cet homme incarnait son magistère.
Charly s’était installé, avec près de lui un homme discret, en casquette, qui l’attendrait plus qu’il ne participerait au rendez-vous. Sous couvert d’un échange sur la situation sociale d’un groupe privé de l’audiovisuel, il prenait la mesure des deux jeunes avocats qui le mitraillaient d’infos et d’analyses. Etait-il utile de nous aider alors qu’aucune section syndicale ne verrait probablement le jour dans ce groupe en déconfiture ? Quand il demanda : « Finalement ils veulent quoi les salariés ? », j’ai failli sauter de ma chaise. Il nous aiderait ! Ce patron de syndicat ne faisait pas de politique, il ne définissait pas une ligne, il ne s’arrêtait pas à de petits intérêts de boutique, il avait un cap, une boussole, une raison d’être : ils veulent quoi les gars ? Ce mec était complètement pur.
La nuit tomba. Il ne bougeait pas de son fauteuil. Nous hésitions à tester une nouvelle idée, à sortir encore un dossier, et un autre, et un autre, mais lui semblait nous y encourager. Pas de signe de fatigue, au contraire, une forme de sérénité. Ce n’est que quelques semaines plus tard, quand nous reçûmes, en chair et en os, « l’adversaire », le big boss employeur de nos clients que je comprendrai, rétrospectivement, l’agenda quotidien de Charly. Comme ce dernier, le grand patron se déplaçait avec un homme de confiance, son chauffeur. Il pouvait ainsi optimiser son temps, 3 jours à Paris et 4 en Suisse, on se demande pourquoi. Charly lui aussi se faisait conduire, mais pour des raisons diamétralement opposées : il avait souci des deniers publics, et puisque la redevance le rémunérait pour représenter les salariés, il se devait de faire le plus possible en retour. Le chauffeur lui permettait de se livrer sans compter son temps. 12 heures par jour, ou plus ? A 22 heures j’avais suggéré de finir la réunion. Depuis lors, quel que soit le moment, et quel que soit son état de santé, Charly fut pour nous le plus infatigable des compagnons de route. Est-il homme plus généreux que celui qui fait don de son temps sur Terre ?
Charly savait écouter, et parler vrai. Il savait mesurer le rapport de force et quand il y allait, c’était à fond. Il gagnait avec modestie, perdait sans sourciller. Charly rassurait notre camp, et impressionnait l’autre camp par son calme. Il aimait l’ordre mais n’hésitait jamais à le miner s’il le fallait. Charly forçait le respect par son autorité naturelle. Il savait tenir idéalement l’équilibre subtil entre sa tribu et l’ensemble du personnel. Charly personnifiait la common decency louée par Orwell. Et puis… et puis il a pris sa retraite parce qu’il le fallait, pas plus indispensable que quiconque, Charly, mais bel et bien irremplaçable…
Charly si j’avais eu un grand frère, j’aurais aimé que ce soit toi.
Oury Attia