La punition

Cabinet Ktorza Le Fouet

Liberté d’expression reconnue à Joseph Tual. Sévère condamnation de France Télévisions. Le jugement prud’homal, notifié aujourd’hui, dit beaucoup… de la télévision publique.

Flashback, 2001, Sud du Maroc

La scène se déroule au fin fond de l’Atlas, dans le secret d’un improbable lieu de détention.

Joseph Tual, arrêté sous prétexte de captation d’images sans autorisation, garde la tête froide. Il le faut, pour trouver comment s’en sortir par ses propres moyens. Etablir le bon rapport de communication avec l’interrogateur, le convaincre de la réalité de sa couverture. 

Au bout de 48 heures d’allers-retours de sa cellule au bureau d’interrogatoire, Joseph comprend qu’on ne va pas de le tenir quitte de sitôt. 

Garder calme et optimisme, jouer la montre en espérant que l’on finisse par s’émouvoir, peut-être, à Paris… 

Les questions tournent maintenant sur l’affaire Ben Barka, et sur « le Point Fixe 3 », la prison secrète de Hassan II que Joseph filma clandestinement à Rabat.

~ Personne ne va donc prévenir France Télévisions ?

Si si. A Paris, Hervé Brusini est enfin prévenu. Il alerte son PDG. Lequel appelle le premier ministre marocain. Lequel avoue que cette affaire le dépasse, qu’il faudrait voir directement avec le roi.

~ Voilà donc un politicien sincère…

Troisième jour. Sur le visage de Joseph claquent des gifles, menaçant de plus graves violences.

Parallèlement à l’intervention restée sans effet de France Télévisions, la DGSE adresse une alerte à la présidence de la République. Jacques Chirac appelle Mohammed VI.

Joseph est expulsé et depuis vingt ans, aucun visa pour le Maroc ne lui est plus concédé.

~ Quelle morale à cette histoire ?

Aucune. La question serait plutôt : pourquoi avoir choisi de raconter cette petite histoire, moins spectaculaire et risquée que tant d’autres, vécues sur des théâtres de guerre ou en des lieux où la presse est malvenue ?

Parce que, justement du fait de son caractère ordinaire, elle représente bien le rapport du Grand Reporter à sa Rédaction, et à la hiérarchie de la télévision publique.

Ce que ce journaliste en attend, ce que tout journaliste projeté en zone dangereuse est en droit de recevoir de l’entreprise publique, c’est un soutien inconditionnel.

Et de la première rédaction d’Europe, on pourrait ajouter : un soutien efficace.

On comprend alors pourquoi, quand ce soutien fait défaut, quand la hiérarchie manque au journaliste, celui-ci peut avoir la réaction de dire sa révolte.

Quand on se fait lâcher par les siens, exprimer cette trahison est le moindre des droits.

Un JRI nous confia avoir été très durement agressé pendant qu’il captait un mouvement de foule. Des militants d’extrême droite armés de lances de fer lui étaient tombé dessus, alors que sa rédactrice et son preneur de son s’étaient repliés. 

De retour à Paris, il fut sanctionné par la DRH, pour le bris de sa caméra, et pour sa supposée désobéissance à l’instruction de repli qu’aurait donné la journaliste. 

Cet homme avait surmonté le traumatisme de l’agression.

Il parvenait même à plaisanter de l’avertissement administré par un petit homme ( cf l’ouvrage éponyme de Wilhelm Reich ) qui ne comprendrait jamais la réalité du terrain : pour tirer profit de ces quelques instants où l’événement s’offre à une captation sur le vif, il faut accepter que tout le reste, y compris sa propre sécurité, devienne accessoire. 

Mais ce qui restait en travers de sa gorge, c’est d’avoir dû se taire à réception de la sanction.

~ Tandis que Joseph…

Joseph Tual a fait un autre choix : ne pas se taire.

Peut-être parce que lui a trop vécu ces manifestations d’indifférence, d’incompréhension, de bêtise, d’incompétence.

Dans le procès, on lui reproche d’avoir critiqué la non-diffusion de ses révélations sur l’affaire « Paul Bismuth » ( les écoutes Sarkozy ).

Mais comment aurait-il pu se taire, quand sa hiérarchie lui expliquait que le renvoi du dernier président de la République en correctionnelle n’est qu’un « moyen scoop » ( sic ) ?

Les prud’hommes avalisent les critiques émises par Joseph Tual comme ressortant de son droit à la libre expression 

Le Conseil de prud’hommes analyse la teneur des critiques du journaliste, pour en conclure que leur virulence, moindre que celle des tracts syndicaux, n’est guère disproportionnée ( page 5 du jugement ).

Nous ajoutons à ce constat : comment, en humanité, reprocher à un homme le cri de son cœur ? Et de quel droit ?

Dans le même procès ( page 3 du jugement ), ce cri du cœur se manifeste par le rappel d’une sévère critique contre la hiérarchie, qui a diffusé « l’interview » d’un prisonnier de guerriers kurdes, réalisée dans des conditions clairement attentoires à la déontologie journalistique.

Comment ne pas comprendre l’écho, entre ce prisonnier des kurdes et celui des marocains ?

Quand Joseph Tual s’exprime, c’est à chaque instant depuis sa fibre profonde de journaliste. Et ce qui s’entend quand il parle relève d’un vécu qui mérite le respect, dans les bureaux…

Les prud’hommes, eux, l’ont compris.

Et puis Tual passe à l’attaque

Joseph Tual plaide que son droit d’expression s’est heurté à des mesures de rétorsion. Censure, interdit professionnel, quarantaine, placard, intimidations, licenciement. 

~ Et face à ce déluge de scuds, il répond quoi le patron ?

Quelle défense pouvait présenter la direction générale de France Télévisions SA, en qualité d’employeur public d’un journaliste d’investigation de France 3 ?

Elle aurait pu respecter l’institution prud’homale, qui se trouve être, fondamentalement et originellement, une instance de conciliation. France Télévisions aurait pu trouver un moyen de recoller les pots cassés, rendre aux téléspectateurs, et à France 3, un de ses meilleurs reporters, en amnistiant et la hiérarchie et le journaliste pour le passé.

A défaut, elle aurait pu dépêcher son représentant légal, Madame Ernotte, pour expliquer aux juges en quoi il était impossible de garder Joseph Tual dans l’effectif.

Ou à tout le moins déléguer un patron de l’information, pour justifier la non-diffusion de l’affaire Sarkozy, et la mise à l’écart du journaliste pendant plusieurs années.

Bon.

Les choix de défense, stratégiques, tactiques, étaient nombreux. Mais dans les faits, qu’a choisi de plaidé l’employeur ?

La défense de France Télévisions

> Joseph Tual a commencé par refuser de signer son CDI voici trente ans.
> Ensuite il a été un horrible, et les syndicats qui l’aident sont horribles.
> A son départ on constate un trop perçu sur son indemnité de licenciement.
> In fine, il faut le condamner à rembourser les frais d’avocat de FTV.

( < sur le dénigrement anti syndical voir le tract du SNJ en attaché Lien PDF > )

~ C’est comme si on disait « Ah le dossier RH de Joseph Tual, c’est ni fait ni à faire » ?

A peu près. Et c’est volontairement que la défense des DRH élude. Pourquoi ? Pour des raisons stratégiques, qui dépassent et ignorent le cas Tual. Nous aurons l’occasion de proposer quelque éclairage sur ces raisons.

Toujours est-il qu’à dénigrer Joseph Tual jusque dans l’enceinte prud’homale, l’équipe RH a scellé le sort du procès. France Télévisions a perdu… sans véritable débat.

~ Mais… comment peut-on savoir s’il y a eu ou pas débat entre les quatre prud’hommes ?

On le voit parce que l’économie de la décision, tout comme la rédaction du jugement, sont extrêmement balancés. A notre avis, n’y a pas eu discussion et vote, plutôt construction d’une décision consensuelle, ce qui est très différent. Le résultat s’avère d’ailleurs original.

~ Original, ce jugement ?

Oui et à maints égards.

Tout d’abord, la formation a annulé le licenciement, ce qui est rare à ce stade de la procédure. Pour ce faire, elle a écarté le grief de harcèlement, politiquement sensible et accusant des managers, et préféré un grief alternatif, qui entraîne également nullité du licenciement.

C’est une seconde originalité dans la construction des quatre prud’hommes : faire appel au concept de liberté fondamentale. Leur raisonnement : si la « faute » du salarié réside dans son expression dite inacceptable, alors qu’elle n’a pas dépassé les limites acceptables, alors c’est au contraire l’employeur qui est fautif. Le licenciement était impossible. 

Enfin troisième originalité importante : la Cour de cassation exprime que, lorsqu’une faute est commise contre un salarié, il en conçoit nécessairement un préjudice. Traduction : il a droit à des dommages et intérêts. Or le jugement, qui certes ordonne des rappels de salaire, ne contient pas de dommages et intérêts. C’est, à notre avis, tout sauf une erreur. C’est un signe.

Ces éléments montrent que les prud’hommes ont tenté de construire une solution modérée où tout le monde a intérêt à en terminer par une conciliation, plutôt que de poursuivre une longue guerre judiciaire.

~ Il est donc à espérer que Joseph va pouvoir retourner au front de l’information ?

Si la paix dans cette affaire est envisagée du point de vue de l’intérêt des téléspectateurs, de la rédaction de France Télévisions, et du journalisme en tant qu’indispensable contre-pouvoir, alors oui, la guerre contre Tual devrait s’en arrêter là.

Et que diriez-vous d’une petite dernière pour la route ?

Flashback. Libéré, Joseph Tual rentra à Paris, éprouvé par le sabotage de son véhicule, le simulacre d’exécution d’un flic sadique, trois jours d’interrogatoires musclés dans les geôles marocaines. 

A son arrivée à France Télévisions, Hervé Brusini osa essayer de lui passer un savon :

« Que ça te serve de leçon. »

~ Naaan…. Sérieux ?

Authentique. 

20 ans plus tard, la leçon est administrée par quatre juges.

< texte du jugement du 18 juin ci-après Lien PDF

PJ-N°1-Cabinet-Ktorza-Affaire-Tual

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PJ-N°2-Cabinet-Ktorza-Affaire-Tual-Jugement

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Photo : celebrity.net.worth
Texte : Oury Attia
Maquette : Nimtsa Web Design
Avocats plaidants côté salariés : Joyce Ktorza 

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