La Présidente de France Télévisions dit c’est pas moi, le Président de la République dit ne soyons pas hypocrites, mais ne dit pas c’est moi. Alors qui ? C’est un problème, car pour apprécier la légalité, la régularité, et les conséquences juridiques d’une décision relative à un service public, nous autres juristes avons avant tout besoin d’identifier son auteur.
En l’espèce, confrontés à ce flou, nous sommes amenés à considérer une déclaration du Premier Ministre communiquée à la presse le 19 juillet 2018. Monsieur Edouard Philippe y affirmait son « ambition » de « libérer le canal hertzien de France ô au plus tard en 2020 ».
Nous apprenions par là que notre gouvernement était dirigé par un courageux libérateur. Et incidemment, qu’il assumait sans trop le dire la paternité de la décision de fermeture. Soit. Mais un Chef du gouvernement est-il habilité à prendre une telle décision ?
Deux thèses juridiques se confrontent à propos de la gouvernance de France Télévisions :
L’une a été développée et mise en œuvre par Monsieur Sarkozy voici une dizaine d’années. Elle s’inscrit dans notre droit des sociétés commerciales. France Télévisions est une société anonyme. Son capital est détenu, à 100 %, par l’Etat. A l’Etat actionnaire, donc, de dicter au Conseil d’administration les décisions et orientations à suivre.
L’autre thèse, promue par les tenants d’une indépendance de la télévision publique par rapport au pouvoir politique, s’inscrit plutôt dans notre droit public. Les orientations souhaitables pour la télévision publique sont évaluées par une autorité indépendante, le CSA, qui nomme et éventuellement révoque le Président de France Télévisions.
Qui donc devrait avoir le dernier mot lorsque l’Etat et le président de France Télévisions sont d’un avis contraire ? La loi sur l’audiovisuel public n’en dit mot.
Pour le savoir avec certitude, il faudrait que les juges tranchent et disent le droit. Or il se trouve que, à ce jour, aucun président de France Télévisions n’a souhaité dire non à l’Etat actionnaire ; et pour sa part, jamais l’autorité indépendante CSA n’a protesté quand l’Etat passe outre les engagements d’un président. Et donc, on ignore, dans l’absolu, quel serait le sort judiciaire d’un conflit entre l’Etat et le président nommé par le CSA.
Pour autant, dans l’affaire France ô, la réponse paraît claire :
Madame Ernotte ne revendique à aucun moment le pouvoir de s’opposer à l’Etat. Certes, en mars 2015, présentant sa première candidature au CSA, elle s’était engagée sur la nécessité et le maintien de la chaîne ultra marine. Mais, en janvier 2019, auditionnée par le Sénat, elle limite son pouvoir à « mettre en musique ce que l’Etat actionnaire a décidé ».
De son côté, le CSA ne proteste ni contre l’ex-candidate, ni contre l’Etat.
Et donc, pas de conflit et pas de difficulté juridique : tous convergent sur le bien fondé de la thèse Sarkozy de l’Etat actionnaire.
La licéité de la fermeture de France ô doit donc s’analyser selon les règles du droit privé, banalement, tout comme si l’on envisageait de fermer une quelconque chaîne thématique au sein du bouquet Canal. Règles à suivre :
– Plusieurs dizaines de postes supprimés. Donc, obligation pour le Chef d’Entreprise ( en l’occurrence Edouard Philippe ou Emmanuel Macron ) de venir prendre l’avis du CSE ( ex Comité d’Entreprise ), dès l’été 2018, dès l’annonce du projet gouvernemental. Faute de quoi, la décision serait juridiquement nulle.
– Justifier le motif économique. En l’espèce, en existe-t-il vraiment un ? La fermeture de l’antenne France ô conduira à réaffecter moins de 1 % du budget de l’entreprise. Madame la Présidente Ernotte elle-même a reconnu devant le Sénat que « l’économie est négligeable ».
– Mettre en place un PSE ( plan social ) pour reclasser les agents dont le poste est supprimé, et indemniser les départs sur la base d’un licenciement pour cause économique et pas d’une rupture conventionnelle.
Aujourd’hui, selon nos sources, rien de ces procédures n’aurait été mis en place. Dans une entreprise publique fortement outillée en matière juridique et RH, et sous le feu des projecteurs médiatiques, on n’ose imaginer que cette information soit confirmée.
Cela dit, au-delà des conséquences sociales de cette décision, c’est toute la question de la réelle indépendance des présidents de l’audiovisuel qui se trouve illustrée. A moins que, plus crûment, l’illustration ne porte que sur leur réelle volonté d’indépendance…
Last but not least, la triste fin de France ô met en lumière le niveau de délitement de notre démocratie. Si, une fois élu, le candidat en campagne qui promettait en avril 2017 de « consolider » l’antenne France ô avait tenu parole, aujourd’hui France ô existerait toujours, protégée par « un engagement présidentiel validé par le suffrage universel ». A l’inverse, pour peu qu’au détour d’une conférence de presse en avril 2019, il se dédise et lâche ses électeurs, France ô est supprimé. Autrement dit, France ô existe au seul gré du Président de la République, et quoi qu’il décide, les institutions concernées, France Télévisions, sa présidente, le ministre de tutelle, le CSA, resteront au garde à vous.
Pourtant, d’autres approches sont possibles.
Faut-il en rappeler la première, la plus évidente, qui est le respect des règles de droit ? Sommes nous réduits à élire le roi des singes qui gambadera à loisir dans la bananeraie ou pouvons nous demander que la loi prévale sur le bon vouloir d’un chef ?
La morale publique en est une autre : serait-il inconcevable que nos dirigeants fassent preuve d’éthique citoyenne, en se mettant au service des publics et pas seulement de la masse du grand public, et en respectant les hommes et les femmes qui font la télévision ?
Enfin la résistance est encore, et toujours, une option. Contre l’abus de pouvoir, par le combat social. Car ils sont fragiles, pleutres et solitaires ceux qui nous gouvernent. A ceux qui veulent résister nous dédions le slogan Ensemble pour être plus forts.